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New York.
Miles Taylor ne pouvait s’empêcher de hurler chaque fois que quelqu’un s’approchait de lui. Il savait pourtant bien que ça ne servait à rien, puisque personne ne pouvait l’entendre.
Les hurlements ne retentissaient que dans sa tête.
Ils le prenaient pour un légume. C’est ce qu’il avait entendu le docteur dire à sa fille quand elle était venue le voir – la seule et unique fois où elle était venue le voir, après son attaque. « Un état végétatif persistant », avait dit ce foutu crétin, et Miles avait crié, hurlé, gueulé, ah ça oui. Dans sa tête. Espèce d’enfoiré, où est-ce que tu as eu ton diplôme ? Dans une pochette surprise ? Je comprends chacun des putains de mots que tu dis, comment peux-tu parler de perte totale des fonctions cognitives ? Hein ? Réponds un peu à ça, ducon ! Réponds un peu à ça !
Miles dormait beaucoup ; il n’y avait rien d’autre à faire. Chaque fois qu’il se réveillait, son esprit mettait un délicieux instant à se rappeler l’enfer dans lequel il vivait maintenant. Et puis il se souvenait, et il hurlait, il hurlait, et hurlait.
Il aurait voulu mourir. Il priait pour que la mort le prenne.
Dernièrement, quand son médecin ou l’une des infirmières entrait dans sa chambre, c’est ce qu’il leur hurlait. Laissez-moi mourir, s’il vous plaît. Pour l’amour de Dieu, débranchez la prise et laissez-moi mourir.
Mais ils ne l’entendaient pas, parce qu’il ne pouvait ni ouvrir la bouche ni remuer la langue, même pas émettre un grognement. Sa gorge ne lui obéissait plus. Si un homme crie et qu’il n’y a personne pour l’entendre, a-t-il vraiment crié ?
On s’occupait de lui vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Il avait quatre infirmières qui lui faisaient sa toilette et d’autres choses trop humiliantes pour qu’il y pense seulement. Il les aimait et les vomissait par tous les pores de sa peau.
La nouvelle fille – elle s’appelait Christie – avait une bouche de pute et de longs cheveux rouges comme le vin. Quelques jours auparavant, il avait commencé à rêver d’elle. Des rêves érotiques, épuisants. Docteur, docteur, un homme peut-il encore balancer la purée même s’il n’arrive plus à bander ?
Aujourd’hui, Christie était de l’équipe de l’après-midi, et il se rendit compte qu’il l’attendait avec une telle excitation que c’en était presque douloureux. Ses globes oculaires – la seule partie de son corps qu’il pouvait encore bouger – étaient rivés sur la porte ouverte. Il avait entendu sa voix, un peu plus tôt, dans le couloir, alors il savait qu’elle était là, mais les heures se traînaient et elle ne venait pas, ne franchissait même pas le seuil pour qu’il la voie. À croire qu’elle sentait, Dieu sait comment, son désespoir et qu’elle voulait le faire lanterner. Le faire souffrir.
Il commença à se demander si elle ne se résumait pas à une bouche, et à ses cheveux roux qui lui rappelaient Yasmine Poole.
Une pointe de perversité, peut-être ?
Il s’endormit en l’attendant et se réveilla en sursaut. Elle était penchée sur lui, le visage à quelques centimètres du sien, et il éprouva un étrange picotement sur la joue gauche. Que lui avait-elle fait ? Elle l’avait pincé, piqué, embrassé ?
« Vous êtes là, monsieur Taylor ? Moi, je crois que oui. Personne ne le pense, mais moi si. »
Oui, oui ! hurla-t-il, avec une joie extatique, presque délirante. Je suis là, je suis là. Oh, mon Dieu…
La fille se pencha encore plus près de lui, baissa la voix.
« Vous ne vous preniez pas pour de la merde, pas vrai ? Monsieur le Chef-du-monde, le milliardaire. J’ai lu cet article sur vous dans Vanity Fair, je sais comment vous avez piétiné tous ces gens pour gagner votre fric. Comment des gens ont tout perdu à cause de vous, et tout ce que vous avez trouvé à dire, c’est “Qu’ils aillent se faire foutre” ».
Non, vous ne comprenez pas. Ce n’est qu’un jeu, tout ça, et si vous voulez être quelqu’un, si vous voulez compter pour quelque chose, vous devez jouer le jeu. L’argent n’est même pas réel, ce ne sont que des chiffres dans des ordinateurs. Rien que des un et des zéros. Même pas réel…
« Eh bien, maintenant, monsieur Taylor, à vous de connaître l’enfer sur terre, fit la fille en lui caressant gentiment, si gentiment, la joue. Et vous savez ce que je vous dis ? Je vous dis, allez vous faire foutre, monsieur Taylor. Allez vous faire foutre. Et je veux que vous sachiez que je vais m’occuper tout spécialement de vous, maintenant, parce que je veux que cet enfer dure, qu’il dure longtemps, très très longtemps. »
Elle se redressa, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, en direction de la porte. Et puis elle se retourna et lui flanqua une bonne gifle sur la joue où elle l’avait caressé si doucement un instant plus tôt.
Les yeux de Miles Taylor s’emplirent de larmes et la fille sourit, elle eut un sourire purement maléfique, mais il s’en fichait. Elle ne pouvait savoir que ses larmes étaient des larmes de joie.
Tape-moi dessus, cria-t-il encore et encore dans sa tête. Allez, frappe-moi encore !
Parce qu’on ne frappait pas un légume, hein ? Les légumes ne ressentaient rien, ils ne pouvaient pas penser, alors pourquoi se donnerait-on la peine de cogner un légume ?
Frappe-moi, frappe-moi, frappe-moi.